Elle tournait les pages une à une
15 novembre 2009
Silvie est une amie canadienne. On s’est rencontrés pendant mon année en Espagne et on a toujours gardé contact. Elle m’envoie ses cartes postales originales, quelques fois faites main et au verso toujours écrit avec un feutre noir. Sur les bords, il y a des fleurs colorées et sa signature intègre toujours un cœur rose. Point de déclaration d’amour déguisée derrière ce rituel, juste un état d’esprit et une vision de la vie positive et multicolore qui lui est propre.
Au printemps dernier, elle est venue passée quelques jours à Paris et je l’ai hébergée. Ma période Erasmus à Alicante a été émotionnellement forte et je crois qu’il en a été de même pour tous les étudiants, si bien que je n’ai pas du tout le même type de relations avec eux qu’avec mes amis Français. On n’a rien à se prouver, tout le monde est connecté de manière limpide. Il y a de la vie, simplement.
Donc, quand Silvie est venue dormir chez moi, elle était chez elle et ça s’est fait de suite, comme si c’était évident. Mon appartement l’avait intégré. Dans l’expérience Erasmus, tout le monde partage une partie de soi et il en résulte une proximité, un peu comme de vieux amis qui se connaîtraient depuis plusieurs dizaines d’années et qui auraient tout vécu ensemble. Là, le temps n’est pas passé mais a laissé place à l’intensité – et véracité – des relations humaines exacerbées par le contexte. Inconsciemment on s’est tous livrés et notre vraie personnalité ressort, diffusée.
Elle pose son sac à dos, je mets de la musique et allume la lampe-boule rouge et une autre lumière. Il fait nuit dehors. Ça fait longtemps qu’on ne s’est pas vus, plusieurs années déjà mais il n y pas un flot de parole incessant. On est bien, c’est calme. Il faut dire que Silvie a une voix douce et plus lente que nous, Français, réputés pour parler tellement vite que ça en devient incompréhensible !
Comme la plupart de mes hôtes, je lui amène un bouquin photo que j’adore particulièrement parce qu’il est beau et que son auteur fait partie des cinq photographes que j’admire le plus depuis bien des années. C’est le livre Beneath the Roses (Traduction : Sous la surface des Roses) de Gregory Crewdson. Je pense que l’univers de cet artiste, fortement inspiré par les rêves, fera écho à sa manière d’être parce qu’elle est souvent dans les nuages, ailleurs, dans ses pensées. Même si l’œuvre de Crewdson est très accessible (et c’est ce que j’aime chez lui : une simplicité dans la représentation, loin d’un snobisme artistique !), sa démarche incite malgré tout à se questionner, à analyser finement ce qu’il nous présente.
Elle s’installe dans le futon et commence à ouvrir cet ouvrage grand format. Il y a plus de cent pages, avec une photo à chaque feuille. Ancré dans la superficialité et la rapidité de la vie citadine que je mène, je me dis qu’elle va – comme la plupart des gens à qui j’ai montré ce livre – le feuilleter pendant une à deux minutes, le refermer brusquement et conclure par un attendu « c’est incroyable » ou « c’est joli », que sais-je !
Erreur.
Elle l’a ouvert à la première page, a parcouru la préface car elle était en français puis est passée au premier tableau de Crewdson : une photographie d’une rue de grande banlieue nord-américaine, à l’aube, avec tous les feux tricolores en position orange et surtout une femme en plein milieu mais de profil, enceinte, en petite nuisette et avec des chaussures rouges à talons. Le comportement du sujet de cette image marque un moment d’absence, d’égarement dans une situation surréaliste.
Silvie regardait cette photo et au bout d’une minute passe à la photo suivante. Elle tournait les pages une à une, contemplant les œuvres de cet artiste. Elle prenait le temps d’apprécier. Son attitude était un hymne à la contemplation et à la lenteur, avec toute la profondeur à laquelle elle est associée.
Ils s’étaient trouvés finalement ! Crewdson, qui travaille en chambre photographique avec un processus de réalisation très long pour chaque image et Silvie, une lectrice à la hauteur du travail de l’artiste qui passa presque une heure à regarder ce livre.
Puis, elle ferme le livre. Je ne sais plus trop ce qu’elle dit ou même si elle dit quelque chose ! Quoiqu’il en soit, ce moment de calme a joué un rôle introductif à la soirée.
On a commencé à discuter et non, on ne s’est pas racontés nos vies mais plutôt on a eu une discussion banale, entre bons et vieux amis, sur des préoccupations humaines et relationnelles du quotidien. C’est ça Erasmus, on quitte les gens, on les revoit des années après, mais on a compris tellement ce qui fait l’importance d’un être et qui il est vraiment qu’on s’attarde sur des sujets qui peuvent sembler simples mais au fond sont primordiaux voire existentiels, en enlevant toute connotation philosophique.
Le lendemain matin, vers six heures, je l’entendais se préparer. Je me lève, l’accompagne en bas de chez moi et la laisse partir pour Vancouver, par un vol depuis Paris sans escales.