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Une œuvre d’art doit-elle être rare ?

10 novembre 2009

Avant d’arriver à cette question, le fil rouge de ma réflexion a suivi ces interrogations :

  1. Quelle est la nature particulière de la photographie dans le marché de l’art ?
  2. La valeur d’une œuvre est-elle liée à son caractère unique ?
  3. Allons plus loin : est-ce que derrière l’unicité, il n’y aurait pas une notion plus fondamentale – et universelle – : celle de la rareté de toute création artistique ?

Quelle est la nature particulière de la photographie dans le marché de l’art ?

Le marché de l’art a toujours été très conservateur. Dès lors qu’il y’a de l’argent en jeu, et surtout de manière conséquente, les investisseurs veulent des garanties. Ces garanties portent essentiellement sur la valeur d’un artiste donc sur son œuvre. Pour simplifier, je ferai abstraction de la migration actuelle d’une frange du marché de l’art qui se base plus sur la côte d’un artiste que sur la valeur réelle de son travail. Certaines ventes répondent donc plus à un effet de mode qu’à une conviction émotionnelle sincère de la part des investisseurs.

Le documentaire vidéo « Pauvre et Sexy » d’Arte évoque notamment ces mutations ayant lieu dans certains salons et ventes aux enchères d’art. Quant à la notion de valeur, je vous renvoie aux traités fondamentaux de Marx sur la théorie de la valeur, qui peut s’appliquer, dans une certaine mesure, au domaine artistique.

Karl Marx

Karl Marx

La photographie est arrivée dans le marché de l’art assez tardivement, il y’a environ 10-15 ans en France. Pour une œuvre picturale ou une sculpture, la méthode de création en fait un objet physique unique. On ne peut pas le reproduire, le copier et le dupliquer à l’identique.

Le support photographique est différent à ce sujet : il est possible, à partir d’un même négatif (ou fichier numérique) de tirer (ou imprimer) plusieurs épreuves sur papier et ce de manière identique. L’œuvre qu’aura créé l’artiste est donc multipliable à l’infini.

La parade à cette limitation a été d’introduire le concept de séries limitées. Concrètement, le photographe décide de ne faire, par exemple, que 50 tirages d’une même photo, numérotés et signés. Au-delà, toute production supplémentaire n’est plus légale dans le cadre d’une vente.

A l’époque de l’argentique, chaque tirage était véritablement unique. De nos jours, avec des impressions type « Art » comme le système Digigraphie d’Epson, chaque épreuve est identique. Seul le numéro au dos du tirage et la signature de l’auteur en fait un objet à part.

Le vrai débat est alors ailleurs : une œuvre d’art doit-elle être unique pour avoir de la valeur ?

La valeur d’une œuvre est-elle liée à son caractère unique ?

Si on peut reproduire une œuvre d’art, cela déprécie en quelque sorte le talent qu’aura pu avoir l’artiste lors de sa création. Cette vision est en passe de devenir totalement rétrograde, surtout en regardant le contenu de l’art contemporain, fortement basé sur l’idée de concept plutôt que d’objet.

Finalement, l’art actuel est tiraillé entre l’objet et l’idée. Si il y’a quelques décennies, l’objet était ce que le spectateur allait admirer dans les musées, l’évolution de la société – et sa forte complexification – amène a porter notre attention sur le concept et l’idée même d’une création artistique.

Les conservateurs de musée sont donc en train de faire le deuil de la sensibilité d’un artiste au profit d’un concept qui l’amènerait dans les murs du patrimoine artistique d’un pays. L’exemple le plus probant est bien évidemment la Fontaine de Marcel Duchamp qui n’a strictement aucun intérêt esthétique et n’a rien d’unique. Cet urinoir est le produit d’une société industrielle et existe donc en de multiples exemplaires, tous identiques (à noter d’ailleurs que plusieurs fontaines, certifiées par Marcel Duchamp, sont présentes dans différents musées du monde).

Fontaine, Marcel Duchamp.

Fontaine, Marcel Duchamp.

Quelle est la donc la valeur ajoutée qu’apporte l’artiste pour que cela devienne une œuvre d’art ? Une réponse en trois mots pourrait être : le concept, la réflexion et l’intellect.

Si à la fin du XIXème siècle, la différence admise entre la production d’un artisan et celle d’un artiste était l’intelligence dans la démarche, nous retrouvons de nos jours ce trait là de manière très visible. Les artistes sont dans l’art contemporain des intellectuels avant tout. Je ne porte plus de jugement sur ce fait car c’est un débat sans fin ; pour paraphraser le designer Philippe Starck lors de sa conférence à TED, l’Homme actuel ne peut s’élever intellectuellement que s’il comprend qu’il fait partie d’un maillon de l’évolution de l’humanité : il y a eu un avant et il y’aura un après et vouloir renoncer à l’évolution est une aberration par nature. Donc, quelque part, tout effort à critiquer l’art actuel et à le déconsidérer (comme l’architecture du Centre Pompidou pendant de longues années) est vain.

En même temps, cela ne veut pas forcément dire que l’art physique est mort. Lorsque l’artiste Pierre Pinoncelli dégrade l’urinoir de Marcel Duchamp, ne pourrait-on pas y voir la tentative de combattre l’art conceptuel par une action elle-même conceptuelle ? Les 2,8 millions d’euros de dommages et intérêts demandés par le musée Beaubourg à l’artiste montrent une certaine absurdité du modèle mercantile dans l’art. Cet urinoir ne vaut physiquement pas cet argent, on peut demander à l’industriel d’en reproduire un autre : l’idée ironique et géniale qu’a eu Marcel Duchamp à mettre cette fontaine dans un musée restera intacte ! On peut y voir une métaphore avec les actions politiques : si les têtes disparaissent, l’idée, elle, ne meurt jamais. En l’occurrence, elle a été évaluée à 2,8 millions d’euros !

Je crois qu’il faut donc discerner, avant tout propos ou analyse sur une œuvre d’art, deux catégories : les œuvres conceptuelles et les physiques ; car si l’actualité nous amène à faire relever les flashmobs, happenings ou toute autre performance originale du domaine artistique, il reste malgré tout un art plus traditionnel et profondément naturel où on découvre une idée de rareté.

Allons plus loin : est-ce que derrière l’unicité, il n’y aurait pas une notion plus fondamentale – et universelle – : celle de la rareté de toute création artistique ?

La nature d’une œuvre artistique venant de grands peintres par exemple est la qualité. La réalisation, le choix du format, les décisions dans la composition : tout amène à contempler le tableau et à le parcourir sans fin.

En guise de récréation d’esprit et avant de poursuivre, amusez-vous sur ce site permettant de créer un faux-Pollock en quelques clics !

Lavender Mist : Number 1. Jackson Pollock, 1950.

Lavender Mist : Number 1. Jackson Pollock, 1950.

Pour trouver la place qu’a la rareté dans l’art, il suffit de retourner au premier âge, à l’époque préhistorique. Voici un extrait d’un texte écrit par Randall White, spécialiste de l’art et de la parure du Paléolithique supérieur européen. Le texte provient du livre La naissance de l’art :

En fait, notre conception occidentale de l’art nous fait exclure les formes de représentation dont l’objectif est pratique : on ne range pas dans la catégorie « art » des activités comme la publicité des magazines ou de la télévision. Pourtant, si nos capacités de représentation relèvent d’un succès évolutif, nous devons supposer que leur valeur adaptative doit être dissociée de l’idée de l’art pour l’art.

[…]

La décoration corporelle est toujours impliquée dans l’identité sociale ou « moi social », mais elle ne traduit pas simplement une identité : elle participe de manière fondamentale à sa construction.

[…]

La parure corporelle est en général liée à l’obtention sur de longues distances – souvent grâce à des échanges – de matières premières. Habituellement, les gens ne se parent guère d’objets ou de substances ordinaires ou obtenus facilement. Dès lors, nous constatons souvent une sorte de prédilection pour la rareté. Des parties d’animaux, de plantes, des matières de grande valeur cosmologique sont souvent utilisées. C’est dans ce contexte que la question de l’origine de la représentation doit être évaluée.

On voit donc que dès le début, la rareté est une notion indissociable de la représentation artistique.

Pour reprendre le titre de cet article, une œuvre d’art ne « doit » rien, elle est. Cependant, si pour la création physique la notion de rareté sera présente directement ou indirectement dans l’œuvre, pour la création conceptuelle, celle-ci est déportée dans l’intelligence et la subtilité du message qui deviennent alors la véritable enveloppe de l’œuvre, son « corps ».