Exposition : Rineke Dijkstra à la galerie Marian Goodman
7 juin 2010
La galerie Marian Goodman a exposé à Paris du 29 avril au 5 juin 2010 le dernier travail de la photographe Rineke Dijkstra.
Préambule sur Rineke Dijkstra
Rineke Dijkstra est une photographe néerlandaise connue pour ses séries de portraits. Son travail le plus exposé est certainement les images qu’elle a réalisées d’adolescents en maillots de bain sur la plage.
Brian Ulrich écrivait à son sujet, dans l’article « What makes a great portrait ? » :
One though that never-ceases-to-amaze-me-since-the-first-time-I-saw-her-work is Rineke Dijksktra. Rineke seems quiet. She has no blog, no website. I don’t hear of her partying escapades at various international art events. I do see her pictures, a lot and there is always new.
Les portraits de Rineke Dijkstra, dans leur formalisme, sont originaux et simples à la fois. Il n’y a pas de surenchère technique et la composition reste assez basique. Ce qui fait la singularité de ses photos d’un point de vue visuel est l’emploi spécifique de la lumière artificielle dans un décor naturel. Dans sa série sur les adolescents à la plage, les tons pastels du décor font opposition aux couleurs vives des maillots de bain, rendues ainsi par l’utilisation de flashes. L’ensemble donne une image qui sort de l’ordinaire et qui a un réel impact auprès du public.
Son approche photographique du portrait reste dans la neutralité. A la lecture de l’image, il ne semble pas y avoir de jugement vis-à-vis de ses sujets. C’est l’un des traits de la culture néerlandaise qui se retrouve dans son travail mais en art, cela aurait pu tomber dans une représentation insipide ou froide voire scientifique. Ses photographies ressemblent à un scan – social et intérieur – de personnes qu’elle photographie, telle une radiographie. Le travail de Rineke Dijkstra est à part car il est intriguant et brut. Il est rempli d’interrogations sans être compliqué. Tout le monde peut le lire.
Je suis donc allé voir, avec un à priori positif bien légitime, sa dernière exposition à la galerie Marian Goodman à Paris. Décidemment, la programmation de cette galerie colle à tous mes coups de cœur photographiques puisque la galerie parisienne a exposé Jeff Wall il y a quelques mois et la galerie new-yorkaise propose jusqu’au 19 juin les derniers travaux de Thomas Struth !
Exposition de Rineke Dijkstra à la galerie Marian Goodman
L’exposition est en deux parties.
La première est dans la salle du rez-de-chaussée. Il s’agit d’un groupe d’enfants, filmés sur un fond blanc, qui expriment à haute voix leurs sentiments et ce qu’ils voient face au tableau The Weeping Woman de Pablo Picasso. Les enfants sont filmés par trois caméras et l’installation est une projection des trois vidéos l’une à côté de l’autre. Au même étage, il y avait aussi une autre installation vidéo mais que je n’ai pas vu, représentant une jeune étudiante en train de dessiner alors qu’on lui montrait une vidéo de Pablo Picasso au travail.
Cette installation vidéo ne m’a pas réellement séduit. Il y a des lenteurs dans le montage et la forme employée m’a rapidement désintéressé. C’est dommage car l’idée est originale mais je reste insensible au résultat final.
Le deuxième partie de l’exposition, quant à elle, est captivante !
Rineke Dijkstra a construit un studio dans la discothèque Krazy House à Liverpool. Elle a demandé à Simon, Megan, Nicky, Philip et Dee, cinq adolescents, de venir en semaine lorsque la discothèque est fermée et de danser sur leur musique préférée (de la deep house à l’alternative metal en passant par la transe). Elle les a filmé sur un fond blanc uni.
L’installation vidéo se situe à l’étage du dessous. La salle est complètement obscure : le sol est une moquette noire, les murs de même et on y accède par un petit couloir tapissé d’un revêtement anti-bruit. A l’intérieur, les quatre murs hébergent chacun un écran de projection. Une à une, les vidéos sont projetées et se succèdent, présentant ces jeunes gens sur fond blanc, en train de danser sur leur musique. La salle de la galerie est donc entièrement noire avec juste la chanson de la vidéo en fond sonore et l’un des quatre écrans qui est illuminé. Les trois autres murs baignent dans l’obscurité totale.
L’expérience est immersive car le lieu invite à se plonger dans l’univers de chacun : par l’absence de sons parasites dans la salle, par le conditionnement à l’analyse et à l’écoute que procure le noir et finalement par la quasi-transe dans laquelle sont les adolescents lorsque la musique commence. A noter d’ailleurs à propos de la scénographie que le blanc de l’écran est réfléchi sur la moquette du sol et crée ainsi un halo lumineux. Cette lumière blanche guide le visiteur vers la vidéo et fait aussi office de mise en valeur de l’objet en créant un pourtour lumineux englobant l’écran.
Enfin, un élément important de la scénographie réside dans les choix faits pour la projection. Les sujets sont cadrés légèrement plus large qu’un plan américain et projetés à une taille un peu plus grande que la réalité. Le visiteur est alors happé par l’image et les sujets, par leur taille inhabituelle, ont de fait une présence extraordinaire.
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A mes yeux, cette installation est triple :
- elle apporte un regard social sur la jeune génération
- elle peut être l’introduction d’un travail typologique sur la danse et sur les musiques contemporaines
- et elle crée une expérience humaine pour le visiteur
Avant de parler du premier point, voici une courte parenthèse sur les choix formels. L’esthétique est à nouveau très néerlandais, à savoir sobre mais efficace. L’image est dépouillée avec un élément simple sur un fond uni. Cet aspect visuel reprend les codes actuels de la publicité et du clip. Pour exemple, voici une publicité pour Mac, une pour l’iPod et enfin le clip « Everybody’s changing » de Keane.
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L’éclairage est doux et presque sans ombres, il n’y a donc pas d’intention particulière, au sens de jugement de la part de la photographe. On retrouve alors le vocabulaire visuel de Dijkstra et la neutralité de sa démarche.
Cette neutralité amène à la force du premier aspect de l’oeuvre : le regard social.
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Regard social
La jeune fille noire sur la troisième photo en est un exemple. Au début de la vidéo et donc de la chanson, elle est particulièrement mal à l’aise. Elle n’ose pas bouger, son buste est assez rigide ; elle regarde la caméra comme pour demander la compassion du spectateur. De manière mécanique, sans aucune conviction, elle rassemble ses deux mains pour symboliser la forme du cœur – artefact chorégraphique très fréquent en Tecktonik -. Puis, petit à petit, elle commence à rentrer dans la musique et enchaîne les déhanchés classiques que l’on peut voir dans n’importe quelle discothèque. A la fin de la vidéo, elle est véritablement dans un état de partage, elle donne, sourit, profite de la musique.
La fille blonde de la première photo, quant à elle a choisi une musique beaucoup plus planante, de la deep house. Pendant toute la durée de la séquence on ne voit presque pas ses yeux. Elle intériorise une grande partie de ses émotions : elle esquisse de petits mouvements de bras, a la tête baissée et ses jambes sont immobiles. Sa tenue vestimentaire aussi recouvre des indices. La robe est taillée très court et le ruban gris qui coupe le décolleté renforce son impact (se dénuder partiellement). L’image qu’elle donne est forcément bien différente de la précédente adolescente, portant un jean avec une large ceinture marron et un t-shirt imprimé.
Expérience humaine
La première fois que j’ai visité l’exposition, il n’y avait personne. C’était le lendemain du vernissage et il était onze heures du matin. Je suis resté pendante les trente minutes du cycle des vidéos, happé parce que je voyais. J’analysais tout, découvrais et en même temps je profitais de la musique.
La seconde fois c’était tout autre : une quinzaine de personnes étaient déjà dans la salle quand je suis entré : trentenaires, hommes, femmes, avec enfants, seuls, homos, hétéros ; bref, assez représentatif du 3ème arrondissement finalement ! Tout le monde s’était assis directement sur la moquette et regardait les vidéos.
L’expérience était complètement différente. Nous étions là en tant que spectateurs réunis, en train de regarder la même chose. La scène que nous regardions dans la galerie, normalement, est difficilement partageable car il s’agissait d’écouter une musique de discothèque avec attention et de regarder les comportements qui n’ont lieu que dans les boîtes de nuit.
Généralement, en boîte, l’activité humaine (proximité physique, jeux de séduction, alcool, chaleur, inconfort) fait que l’on n’est pas extrêmement attentif à la musique. On peut la vivre, certes, mais de manière assez grossière, sans subtilité. Dans la galerie, nous pouvions apprécier dans des conditions idéales cette musique et l’écouter en groupe.
Plus intéressant encore, ce que nous pouvons faire individuellement en discothèque, comme regarder une personne pour étudier son comportement, voir ses gestes, être séduit ou pas par sa manière de danser est presque impossible à partager. On peut le raconter à nos amis après la soirée mais ce ne sera pas pareil, l’information est déjà interprétée et puis assez diffuse : quand on veut regarder une personne il y en a toujours une autre qui passe devant, obstrue la vision. Tout n’est que parcellaire, incomplet.
Dans l’expérience The Krazy House de Rineke Dijkstra, la photographe impose à son public de regarder tous ensemble, en même temps, la même personne de manière limpide mais abstraite car dénuée du contexte habituel. Les visiteurs peuvent commenter de vive voix et réagir.
L’artiste crée donc un « oeil » qui est celui des visiteurs face à cette scène surréaliste. Effectivement, dans la danse – en omettant les gens qui dansent seuls chez eux par simple plaisir – il y a toujours un échange entre celui qui bouge et celui qui regarde. Ce peut être deux danseurs entre eux ou un seul face à un spectateur mais il y a forcément une interaction dans la mesure où il y a communication. La danse est aussi le summum du langage corporel, le fameux « body language » : ce mouvement dénote la pudeur, celui-ci un acte sexuel, celui-là un lâcher prise. Dans ce cas, il y a juste une caméra. Que devient donc cet acte de danser face à un spectateur qui n’est pas présent dans la salle et surtout dans un lieu qui normalement est une discothèque mais sans l’ambiance et la population d’une discothèque ? Que deviennent tous les codes et leurs conséquences que la danse peut impliquer ?
C’est aussi ce mystère qu’a crée Rineke Dijkstra par cette oeuvre vidéo. Grâce au fait qu’elle a imposé une abstraction à la prise de vue (en occultant une partie du contexte), la portée de son oeuvre s’en trouve grandie et cette dernière transcendée car on peut la voir par de multiples prismes.
Références supplémentaires
- Le blog de Jörg M. Colberg, dont est tirée la citation de Brian Ulrich
- Exposition Elles@Centrepompidou qui présente un tirage Cibachrome de Rineke Dijkstra